Saturday, February 23, 2013

Entretien avec Julia Batinova

En 2013, de février à décembre, j'ai travaillé en tant que journaliste pour Entre Dos Mundos, le mensuel publié par l'Espace Solidaire Pâquis, l'association sise au Temple des Pâquis, qui accueille quotidiennement des sans-abri et des migrants dans le besoin. Mon activité consistait à mettre en page le journal et recueillir sous forme d'entretiens ou d'articles les témoignages de personnes d'origine étrangère, entre deux mondes, que le centre appellent les "passants".

Je publie ici quelques uns de mes meilleurs moments dans le journal.

Pour commencer, voici l'entretien consacré à l'actrice d'origine russe et genevoise d'adoption, Julia Batinova. Comme nous nous connaissons personnellement, l'ambiance est détendue et du coup nous avons attaqué assez fort avec les questions, comme une conversation que nous aurions eu entre nous…

***

Entre Dos Mundos, mars 2013

Les Suisses ne croient pas en eux-mêmes et en leur culture
Entretien avec l'actrice de cinéma et de théâtre, Julia Batinova

Né en 1977 à Volgograd en Russie, Julia Batinova se destinait d'abord à l'architecture avant de se découvrir une véritable passion pour le jeu, le cinéma, la photographie et la scène. Après un bref séjour en Belgique, elle rentre en 2000 au feu Conservatoire Supérieur d'Art Dramatique de Genève et en sort trois ans plus tard avec un diplôme, avant de choisir de s'installer dans la cité de Calvin. Aujourd'hui titulaire d'un permis C, Julia, qui vit et paie ses impôts à Genève, se montre aussi engagée dans son métier que dans son rôle de citoyenne. En effet, à peine nous sommes-nous installées pour cet entretien au café des Trois Rois, juste en face de l'Espace Solidaire des Pâquis, que déjà elle parle de politique. Il faut reconnaître que l'actualité est chargée. Nous évoquons entre autre le récent rejet du projet visant à faciliter la naturalisation des requérants, et surtout la question brûlante du budget prévisionnel de 2013 de l'Etat de Genève qui doit être finalisé pour la fin du mois de mars prochain et dont le grand perdant pourrait être une fois encore la création artistique locale. Moins d'argent pour les compagnies de théâtre indépendantes signifie moins d'argent pour le théâtre tout court, étant donné qu'il n'existe pas de production hors de la filière indépendante. En dépit d'un agenda bien rempli, Julia craint quand même un peu pour son avenir et se demande si la Genève où elle a trouvé résidence il y a treize ans, a vraiment envie de culture.


Julia Batinova
Est-ce que tu t'es sentie dans l'insécurité en tant que migrante lorsque tu as commencé à travailler à Genève ?

Non, mais quand je suis entrée au Conservatoire, je me suis dis, tiens c'est quand même bizarre qu'ils m'acceptent alors que je comprenais à peine le français. Ce n'est pas ma langue, je ne le parlais pas très bien à cette époque. Dans l'ensemble j'ai quand même été plutôt bien accueillie, après, pour les autres, je ne sais pas comment ça se passe. Il faut faire une différence et je trouve horrible de le faire, mais bon, disons les choses, je suis une fille blanche et c'est sûrement pas la même chose...

Un avantage qui ne viendrait pas aussi du fait d'être actrice ?

C'est un métier d'arts et de privilèges, enfin sur le papier. Je ne sais pas. Il y a des gens, ici ou quoi, que je rencontre et qui ne sont pas forcément liées à ce métier et qui me posent des questions lorsque je leur dis que je suis russe et actrice. Il y a le doute. Russe ? Actrice ? De quel genre ?

Ah oui…

Ah oui, quand même ! Ce n'est pas fréquent et ce n'est pas violent mais cela m'est déjà arrivé que l'on me demande si je joue dans des films érotiques. Il y a cette idée ici que la fille russe qui est actrice, a forcément des liens avec la prostitution…

… ou qu'elle est en quête d'un mariage et d'un passeport suisse.

Bien sûr. C'est un cliché mais c'est quand même là. Cela te colle comme ça sans qu'il y ait forcément de l'hostilité envers toi. C'est comme une espèce de teinte idéologique. Je trouve ça dingue !

Tu vis en couple et travaille régulièrement avec le comédien et metteur en scène José Lillo. Le fait d'être à deux ou plus généralement en famille, n'aide-t-il pas à s'intégrer et à trouver un appartement ?

Oh ben oui, évidemment, c'est plus rassurant, c'est un repère. Toute ma famille est en Russie, je n'ai personne ici, alors ça aide beaucoup d'être en couple ou en famille mais il ne faut pas que cela devienne une communauté ou une bulle dans laquelle personne ne peut rentrer et sortir. L'appartenance à une communauté professionnelle peut représenter un appui.

L'employeur peut soutenir l'intégration de son employé.

Je ne sais pas, je ne suis pas sûre. J'ai une amie, russe aussi, qui a travaillé pendant sept ans ici et qui est devenue un cadre supérieur à haut salaire. Et pourtant. Elle possède un permis B et elle a reçu une lettre de sa boîte il y a deux semaines lui demandant de quitter le pays dans un mois si elle ne clarifiait pas sa situation. Tu imagines ? Elle a vécu à Genève pendant sept ans, elle a construit sa vie ici et du jour au lendemain elle doit partir.

Crains-tu que cela t'arrive ?

Non, car j'ai un permis C.

Connais-tu des acteurs qui vivent et travaillent ici alors qu'ils ont un permis B, L ou G ?

Non, pas à ma connaissance. Ils ont soit un permis C, soit un passeport suisse. La plupart des acteurs en activité ici appartiennent à la vieille génération et ils sont de Genève ou de la région.

Ce serait une chose intéressante à vérifier cette histoire de papiers au sujet des acteurs. Je sais qu'il existe énormément de techniciens qui sont engagés au noir, alors qu'ils n'ont pas de papiers. Dans le sport, il y a pour ainsi dire la même problématique.

Dans le sport professionnel, il y a le plan de carrière, on t'achète quelque part. Il y a des similitudes
mais ce n'est quand même pas tout à fait la même chose dans le milieu de l'art. Pour moi le problème vient du rapport un peu bizarre avec la culture dans ce pays. On croit que c'est un loisir. On dirait que la culture n'est pas une nécessité, qu'on peut très bien vivre sans. Moi, j'aimerais bien voir les gens vivre sans !

La situation des acteurs, la tienne, peut-elle s'améliorer ?

J'ai des incertitudes par rapport à mon travail comme la plupart des personnes qui font de l'art à Genève. Avec le temps nous sommes devenus tellement dépendants des décisions politiques, des budgets, de ce qui se construit, de la façon dont on dynamise la région au niveau de l'urbanisme. Certains partis de droite ont déclaré il n'y a pas longtemps que le cinéma était un art de luxe et ont demandé si on en avait vraiment besoin. L'un des pays les plus riches de cette planète qui considère le cinéma comme luxe, qui ne veut pas donner de l'argent et de l'énergie pour que ça devienne peut-être même une industrie, je ne sais pas, je trouve ça étonnant. A l'époque où j'étais à l'école, on y croyait, aujourd'hui ce n'est plus pareil. A quoi sert de construire des écoles de théâtre ou de cinéma, si on crée pas un dynamisme, si on ne donne pas d'argent, si on ne donne pas de travail après ?

La Suisse te donne cette impression de frilosité ?

Les Suisses ne croient pas en eux-mêmes, ni en leur culture, à moins qu'il y ait une sécurité financière. Je remarque que l'argent fait foi, alors qu'il y a des gens formidables.

La Suisse donne de l'argent ponctuellement, du moment qu'elle n'a pas à s'investir. En fait elle soutient la consommation, pas la création. Comment font les autres pays ?

Tout le monde adore le modèle russe ou le modèle allemand. Il y a de l'argent et tous les acteurs sont des fonctionnaires. Il n'y a pas énormément d'argent, mais il y en a. C'est simple ! Ils sont engagés à l'année, ils sont toujours en activité. Ils ne sont pas comme nous et notre statut d'intermittent chômeur, deux mois je travaille et les six mois après je ne travaille pas.

Les acteurs font-ils la tournée des institutions comme ici ?

Non. Un seul théâtre les engage. Chaque théâtre possède sa troupe, il peut engager des gens d'ailleurs, mais il a un noyau d'acteurs payés à l'année.

Un peu comme au Grand-Théâtre. Les principaux danseurs du ballet et les membres du choeur y travaillent à l'année.

C'est ça, ce n'est pas sorcier. Les autorités n'ont toujours pas compris. En même temps, il n'existe pas cette tradition de troupe à l'année dans le théâtre à Genève. La ville est trop petite. Il faudrait qu'il y ait beaucoup plus pour que ce genre de truc marche.

Il est normal que le théâtre Le Poche, au vu de sa taille, ne touche pas la même subvention que La Comédie. 

Oui, bien sûr mais le problème n'est pas là. La question, c'est… comment dire ? Je trouve que la question c'est de savoir si on veut de la culture ou pas. Et si on veut la culture, ça coûte ! Point !

Les gens ne veulent peut-être pas de culture. Ils n'ont pas besoin de l'avoir car ils ont celles des autres. Je veux dire par là qu'il est presque plus simple de faire venir une personnalité française de rayonnement international comme Jamel Debouzze, Catherine Frot ou Isabelle Huppert, que de financer ses propres artistes ou auteurs.

Peut-être. Ce sont les politiques qui peuvent répondre... Et puis avec Jamel Debouzze, on parle de commerce.

Je parle en fait de cette tendance générale à plébisciter l'art et la culture venus d'ailleurs. Même la critique spécialisée vient ailleurs. Ici, il n'existe pas de revues pour les arts de la scène ou le cinéma comme les Inrocks.

Cela veut dire, de nouveau, et on revient toujours à la même chose, que l'on ne croit pas en nous. Est-ce qu'on donne les moyens aux cinéastes de devenir des Martin Scorcese ? Même en France où c'est aussi difficile d'exister en dehors des frontières, ils sont un peu plus orgueilleux, ils diront que ceci « vient de chez nous ». Quoiqu'il en soit, malgré le repli sur soi que l'on trouve en Suisse, il y a quand même un espoir.


Propos recueillis, le 23 février 2013